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Je me souviens bien de ma première rencontre avec Angelina Pavlova : elle souhaitait intégrer l’école où j’enseignais alors, c’était la dernière candidate de la journée et nous avions ouvert la porte – un brin blasé·es – pour la faire entrer dans la salle de jury. Nous nous étions demandé comment cette jeune étudiante, qui revenait d’un périple finlandais après un cursus en droit, et parcourait depuis lors la France à vélo, avait bien pu atterrir devant nous, à Biarritz. Elle avait peu de choses à nous montrer, et elle ne savait pas non plus qu’avant elle, beaucoup d’autres candidat·es avaient tout fait pour nous en mettre plein la vue. Elle arrivait avec quelques dessins au crayon de couleur ou au feutre, une pratique de danse et surtout, un enthousiasme sidérant. Au pays basque, elle travailla la performance, la vidéo, l’installation et le volume. Sa dernière année avec nous, c’est par la peinture qu’elle conclut son parcours à l’école. Elle réalisa une imposante huile sur toile brute, Nausées matinales (2017), la figurant frontalement à échelle 1, teintée de tonalités verdâtres imprégnant la totalité de son corps à l’exception de ses yeux. Du mal-être, elle avait fait mieux qu’une représentation : une véritable incarnation.
Aujourd’hui que je regarde ses peintures récentes, bien éloignées de cette première apparition, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y avait là quelques pistes sur ce qu’adviendrait son travail pictural par la suite. Sans avoir recours à l’autoportrait, elle se refuse à peindre ce qui n’est pas assez proche, partant dans la majorité des cas de photographies prises ou reçues par elle. Dans les boucles whatsapp familiales, elle chipe çà ou là des images de celles et ceux qui sont loin d’elle, resté·es en Ukraine – dont elle est originaire – ou en Russie, où elle a aussi vécu. Les paysages forestiers se mêlent aux souvenirs balnéaires, qui eux-mêmes s’entrecroisent avec les bouleversements politiques dont on peut suivre les développements à la télévision ou sur le petit écran du téléphone. Alors, en peignant, elle agrandit, réduit, déplace, déforme, recouvre, dévoile ; et puis, elle feuillette, comme on le ferait d’une pâte. Y revenir, encore et encore : elle est d’accord pour m’expliquer ses procédés, mais se refuse à en démasquer le sens. D’ailleurs, le flou ne lui fait pas peur. Elle aime les corps fuyants : ceux qui d’un coup virent vers la transparence, se confondent avec la nature environnante, ou dont les contours paraissent se délayer dans la peinture, et perdre de leur substance à certains endroits. Cette ambiguïté des corps, elle l’explique aussi par son lien à l’histoire de l’Ukraine : comment agir en tant que peintre, quand on vit soi-même dans un pays n’ayant pas connu la guerre sur son territoire métropolitain depuis plus d’un demi-siècle ? Au-delà de l’impuissance ou de |
la culpabilité, avec prudence, semble-t-elle nous dire. Sa série Entre les flammes (2025) est constituée de très petites aquarelles, montrant des fragments de corps d’Ukrainiens blessés ou mutilés depuis le début de la guerre. Leurs dimensions importent : il faut imaginer presque des photographies de famille que l’on placerait dans son portefeuille pour les garder près de soi. Deux ans auparavant, elle avait peint à l’huile – toujours de petit format – les « offrandes » ramenées par son chat : taupe, rat. Chat prédateur, homme prédateur, pour ses congénères et au-delà. Dans sa peinture Germinal (2022), au milieu des herbes folles, une femme aux cheveux blancs et sabots de plastique paraît lire l’avenir dans une côtelette de viande qu’elle a soigneusement découpée. Je ne peux m’empêcher de déchiffrer dans les compositions d’Angelina Pavlova, au-delà de l’onirisme des scènes représentées, et des teintes enveloppantes dont elle a le secret, une certaine sensation d’urgence. Ses personnages portent volontiers une cagoule et un sac à dos, semblent en perpétuel état de fuite, ou en tout cas de préparation, de vigilance.
Depuis peu, elle s’intéresse au travail agricole, à la vie de paysannes qu’elle a récemment rencontrées, et à leur façon de penser leur lien au vivant : plutôt que de montrer leurs visages, sculpter leurs outils (Adina, Alice et Claire, 2025), et s’interroger sur les contenants. La théorie de la fiction-panier d’Ursula K. Le Guin n’est pas très loin de ses céramiques récentes : l’essoreuse à salade, le paquet de chips et la poubelle à compost deviennent des artefacts aussi importants que le harpon, la sagaie ou la lance. Je ne m’étonne pas, plus haut, d’avoir écrit spontanément « homme prédateur », et non « être humain prédateur » : dans les œuvres d’Angelina Pavlova, les femmes sont volontiers des vigies. Me revient alors sa peinture Femmes Flammes (2023), réinterprétation du mythe des Parques : au lieu de fils que les trois femmes de générations distinctes fabriquent, déroulent puis coupent, c’est bien le feu qui danse, éclairant les visages lors de la veillée, qu’elles manipulent. Impalpable et inquiétant, le voici ici compagnon de route. La main de Decima s’allonge, crochète pour se saisir d’une pointe lumineuse : pour le dire autrement, il s’agit de surmonter ce qui auparavant nous faisait peur. Je repense à l’aphorisme célèbre de Jean Cocteau, lorsque l’écrivain André Fraigneau lui avait demandé : « S’il y avait le feu chez vous, quel est l’objet que vous préféreriez et que vous emporteriez ? » Cocteau, apparemment interloqué, finit par dire : « Je crois que j’emporterais le feu. » Les femmes flammes répondent différemment : elles n’auraient pas besoin de s’emparer du feu, elles seraient le feu. Camille Paulhan, Femme Flamme, 2025 |